Hommage à Bernard Noël
C’est Alexis Pelletier qui m’a appris le décès de Bernard Noël. Nous n’en avions pas la même connaissance, et donc pas les mêmes souvenirs.
Bernard Noël a été le parrain de la Semaine de la poésie en 2005, époque où Jean-Pierre Siméon était essentiel à la Semaine de la poésie. Jean-Pierre avait une connaissance de l’œuvre de Bernard Noël, moi j’approchais sa poésie que jusqu’alors je n’avais pas rencontrée.
J’ai le souvenir très net de l’engagement politique de Bernard Noël, que j’ai trouvé dans le cortège d’une manifestation le lendemain matin de sa lecture. Il m’avait interrogée la veille pour savoir s’il y aurait une manifestation, j’avais répondu de manière affirmative, mais sans détail. Il a questionné ailleurs, il a trouvé les informations nécessaires. Je l’ai rencontré dans la rue, au milieu d’une belle foule et je le revois encore aujourd’hui lui très tranquille et se reconnaissant ce matin-là comme travailleur, clermontois par hasard. Un anonyme dans un cortège qui tonnait son opposition à des décisions politiques. J’avais mesuré combien son engagement dans l’écriture était nourri du sens du politique.
Depuis l’annonce pleine de tristesse que m’a faite Alexis Pelletier, d’autres poètes et des bénévoles nous ont contactés pour partager leur peine. Je laisse Alexis nous guider vers un poète qui nous est essentiel, et que nous pouvons encore approcher par les livres.
Françoise Lalot,
directrice de La Semaine de la poésie
L'hommage d'Alexis Pelletier à Bernard Noël
Un écrivain meurt. Il reste ses livres. Et ceux de Bernard Noël ont une amplitude impressionnante. En se limitant à des termes génériques, on doit nommer : poèmes, récits, romans, monologues, pièces de théâtre, essais, journaux. Tous ces termes, cependant, ne disent qu’une enveloppe et ne montrent pas comment l’écrivain jouait avec les codes, les maîtrisait, les dépassait et donnait une ouverture à tous les textes qui participait d’une exigence esthétique aussi bien qu’éthique et politique.
Jamais sa parole n’a été asservie à un parti, à une mode : toujours, elle a été en quête d’une liberté refusant toute forme d’oppression et assumant toujours les risques de ces refus.
On ne s’étonnera pas alors de voir que son écriture ait croisé d’autres paroles libres : celles d’Artaud, de Georges Bataille, celles des surréalistes qui dépassèrent ou ne se contentèrent pas du surréalisme, celles de Georges Perros, d’Henri Michaux, de Claude Ollier, de Guillevic, d’Anne-Marie Albiach et je ne peux pas les nommer toutes et tous.
Bernard Noël ne faisait aucune frontière entre l’écriture et la lecture. Et toutes celles et ceux qui l’ont connu, de près ou de loin, se souviennent de son écoute, de son accueil, de son humilité et de la sûreté de son jugement.
Ces mots suffisent sans doute pour dire la tristesse que signifie sa disparition.
Mais quelque chose la rend plus présente encore, je veux parler de la tristesse. Parce que l’écriture de Bernard Noël est d’une évidence physique immédiate. Elle est tout entière marquée par sa voix.
Or la voix, le grain de la voix est peut-être ce que la mémoire perd en premier. Il y a certes des enregistrements qui permettent de retrouver la profondeur, l’assurance et la pudeur de son timbre. Mais dans la mort, c’est déjà le plus fantômal. L’enregistrement n’est pas la présence vocale. Et retrouver les inflexions des premiers mots d’Extraits du corps (d’abord publié chez Minuit, en 1958), comme c’est déjà loin :
moi
qui chaque jour creuse sous ma peau
je n’ai soif ni de vérité ni de bonheur ni de nom
mais de la source de cette soif
je ne promène pas mon petit démon bien policé
j’en ai dix mille me rongeant
et je leur souris
non pas comme une Joconde
non pas comme un bouddha satisfait de son détachement
non pas comme un yogi à l’âme soigneusement musclée
mais comme un homme
auquel tous les chemins ne sont pas bons
et
à mesure que le creux là-dessous va grandissant
d’étranges machines apparaissent dans mon corps
et d’abord cet œil qui a percé la racine du nez et qui me fait douter de la valeur de mes yeux
condensation du regard
triangle à l’intérieur de mon crâne
Ce sont peut-être les premiers mots publiés par Bernard Noël. Et les relisant, comme ils semblent participer à ce mouvement simple, assuré et presque timide qui dit intimement un rapport qui participe à la fois de l’accueil du monde et de la défiance à l’égard de tous les discours constitués.
C’est loin, cette voix. Et pourtant, avec « la source de cette soif », elle m’est revenue, vive, après avoir lu Un toucher aérien, publié en octobre 2020. Les poèmes de Bernard Noël y accompagnent les arbres que Bernard Moninot dessina pendant ce qu’on appelle maintenant le premier confinement. Le dernier poème du livre permet de comprendre le sens de cette référence. Dans un dialogue avec l’arbre, il dit :
" Un arbre peut-il être en deuil ? Pas de raison qu’il le soit de ses feuilles, qui repoussent régulièrement. Alors, pourquoi ma question ? Parce qu’une grande tristesse émane de tes branches, de leurs croisements, de leur attitude : quelque chose, en effet, de mortuaire. Il se peut que ce soit moi qui projette ce sentiment, mais tu l’as provoqué par la manière dont tu mets dans l’espace une sorte d’élan funèbre. Ne me dis pas qu’un arbre n’est pas sentimental comme un humain. Je sais bien que ma race est capable de toutes les violences mais elle est aussi, et comme proportionnellement, sensible à toutes les émotions et prête à les partager. J’aimerais un sourire, que tu ne peux mimer, alors un petit geste d’adieu et que, tendrement, il parcourt l’espace vers mon visage, sans fin… "
Le premier poème d’Extraits du corps est daté 25/29 septembre 1954 et le dernier poème écrit pour Un toucher aérien le fut après le 10 mai 2020. Avec plus de 65 années de distance, ces deux poèmes montrent « comme un homme » ou plutôt « comme un humain » se meut dans l’espace – avec les sentiments, la violence et les petites émotions qui font la vie. Ils montrent le chemin de la voix poétique. La soif de « la source cette soif » est devenue la question adressée à l’arbre : « peut-il être en deuil » et l’interrogation sur le sens même de cette question.
J’y vois le même geste vocal qui montre à celles et ceux qui le lisent que l’écriture fait la vie.
Et même si l’on sait qu’elle reste dans les livres, la tristesse, c’est donc d’avoir perdu cette voix, ce 13 avril 2021.
Bernard Noël, Extraits du corps, Poésie/Gallimard, n°420, 2006
Bernard Noël, Bernard Moninot, Un toucher aérien, Artgo & Cie, 2020
POUR ALLER PLUS LOIN :
Sur la chaîne YouTube de Jean-Paul Hirsch des éditions P.O.L
Où Bernard Noël parle du Je et du Tu, le 15 janvier 2010, à l'occasion de la parution de Plumes d'Eros (éditions P.O.L)
Sur le site Poézibao
La très douloureuse nouvelle de la disparition, le 13 avril, de Bernard Noël
Poezibao apprend à l'instant, de la bouche d'Alexis Pelletier, la disparition, cette nuit, de Bernard Noël. Un dossier sera bien entendu consacré à cette terrible nouvelle, qui engendre chagrin et consternation.
Poezibao rappelle le grand dossier qu'avait monté, pour le site, Nicole Martellotto pour célébrer les 90 ans de Bernard Noël.
France Culture, Affaire en cours
le 15 avril 2021
Le poète, écrivain, essayiste et critique d’art Bernard Noël est mort le 13 avril 2021 à l’âge de 90 ans et laisse derrière lui une œuvre majeure, sur laquelle le professeur de littérature à l'Université de Bâle Hugues Marchal revient au micro de Marie Sorbier.
France Culture, Ça rime à quoi
le 10 décembre 2013
Faire de l'oubli une force, contre le temps qui passe. Tel est le projet d'écriture paradoxal du poète Bernard Noël dans son Livre de l'oubli, publié en 2012 mais qui rassemble des notes écrites en 1979.
Sophie Nauleau s'entretien avec Bernard Noël.