Notes de lecture
six livres inédits pour marquer les 40 ans de Cheyne Éditeur
une collection qui a un nom banal
et
une exposition SOUS LES MAINS DE QUI AURAIT L’AUDACE
présentée à la Bibliothèque de Lyon Part-Dieu jusqu’au 30 janvier 2021
par Françoise Lalot, le 30 octobre 2020
Une collection qui se nommerait 40 ans de Cheyne, on n’y croit pas vraiment. La poésie de cet éditeur nous a habitués à une richesse de langue, à des titres qui embarquent : Grands fonds, D’une voix l’autre. Collection 40 ans de Cheyne, un banal qui interpelle.
Chacun des six livres de la collection a une soixantaine de pages. Six livres pour trois auteures femmes et trois hommes. Six livres pour plusieurs poètes que nous lisons depuis des années, et même depuis les débuts de cette maison d’édition pour la poésie de Jean-Marie Barnaud. Mais également des auteurs que nous découvrons depuis peu, comme Tania Tchénio pour qui c’est un deuxième livre que l’éditeur propose.
Les éditeurs ont donné un thème à six auteurs de la maison : grandir. Alors je choisis le livre de Clara Molloy, Grandirs, pour commencer mon entrée dans cette collection.
Et là, je suis subjuguée. Grandirs c’est vivre et grandir avec un frère aimé, un frère malade, depuis l’adolescence en tout cas, ce qui l’amène à de nombreux séjours en psychiatrie. Un frère comme un héros, lui l’aîné, elle la plus jeune. Lui le grand frère et le parrain, elle qui accompagne quand elle peut, et qui a conscience de cette nécessité : il faudra accompagner quand les parents ne seront plus là. Un frère qui fut brillant au Lycée avant que la maladie s’empare de lui. Un frère qui a appris les lettres puis le goût de la littérature à sa plus jeune sœur. Un frère toujours en traitement, qui lâche le traitement, qui perd 40 kg, qui prend 80 kg, effets secondaires des médicaments. Un frère omniprésent, qui a donné le goût des lectures à l’auteur, et aussi le goût de l’écriture. Travailler les manuscrits envoyés aux éditeurs. Elle travaille cela avec une femme qui relit et incite à allèger sans douceur. La narratrice, l’auteur on peut penser, a besoin du soutien d’une psychanalyste. À la toute fin du livre la question de la psychanalyste : « Finalement… Avez-vous compris ce qui s’est passé pour votre frère ? » « Je lui réponds la vérité : oui. »
Grandir c’est encore d’autres événements et d’autres portraits dans un livre court, en proses vives, où on approche chaleureusement ceux qui donnent toutes sortes d’élan à Clara Molloy, ou à la narratrice, pour Grandirs.
Clara Molloy a publié un premier livre, Alkaline, en 2015 aux éditions Tituli. En novembre 2019, elle publie Tempe a païa dans la collection grise de Cheyne éditeur. Grandirs est le premier livre de Clara Molloy que je lis.
Pop-corn de Tania Tchenio
Deux suites de poèmes. Celle qui a été la première, une suite sur le sens de Grandir et de l’enfance. Qui se termine par : pop-corn. On comprend bien que Grandir, s’extraire de l’enfance, peut être de l’ordre de la dilatation et du pétillement.
La suite de poèmes qui précède c’est l’annonce faite à une jeune femme de la vie en soi. Ce pop-corn qui va se dilater par à-coups. Je souhaite à Tania Tchenio, car je sens l’auteure plus qu’une narratrice, de vivre ce pop-corn incontrôlable avec ébahissement. Ou plutôt d’avoir vécu cet ébahissement, car un livre, dans une collection, c’est sans doute plus de mois qu’un pop-corn qui une fois initié ne connaît plus de périodes de latence. Joie du Pop-corn avec l’auteure, pour l’auteure.
Tania Tchenio a publié son premier livre, Regards fauves, dans la collection Poèmes pour grandir en 2019. Alors qu’elle était en résidence dans un collège du Sancy pour l’écriture de Regards fauves, elle avait été notre invitée avec Emmanuelle Pireyre pour une Lecture Poésie hors saison : débuter en poésie.
La Leçon du sourire ‘Ûdissa, de Loïc Demey
Un récit où certains personnages deviennent animal, autour du héros, un jeune Syrien de 16 ans qui tentent de s’enfuir de Libye pour la France. Grandir, refuser le sort, s’échapper, lutter contre la famille qui n’ose plus bouger, qui espère à partir d’une absence de signes. Grandir, c’est chercher les signes, ne pas les attendre.
Loïc Demey a publié deux livres chez Cheyne : Je, d’un accident ou d’amour en 2014, puis D’un cœur léger en 2017.
Allant pour aller, de Jean-Marie Barnaud
Trois longs poèmes, et un dernier poème plus court pour clore l’ensemble. J’y retrouve la poésie délicate de Jean-Marie depuis que je le lis, les rencontres familières ou fortuites, avec les étonnements du jour.
Jours de vertige, extrait
Parfois
dit encore cet homme
attaché au futile
c’est rien devant
que le vide des choses abstraites
demain plus tard jamais
et la pensée cahote d’une image
à l’autre
tandis que bruit le monde
en vrac
La mémoire alors joue ses tours
et tourne au vertige
C’est le temps de la déraison
La sagesse seule de l’amitié
pourrait guider mes doigts
et conduire mon poème
à sa fin heureuse
Les amis sourient toujours
au temps qui vient
Avec eux chaque instant
croit à sa chance
Franchir ensemble les passes du jour
c’est rire à la perte
comme on fait aux embruns
du grand large
Jean-Marie Barnaud a confié à Cheyne éditeur la publication de toute son œuvre poétique, et on trouve une anthologie en Poésie Gallimard. Il a également publié trois romans et des nouvelles qui m’ont laissé un souvenir puissant. Un poète qui a été invité à la Semaine de la poésie.
Dans notre libre imagination, de Ito Naga
Une suite d’aphorismes, d’anecdotes, de pensées, de conversations, comme on lui connaît. L’espace, beaucoup. La réflexion des scientifiques, les hommes aussi, la langue, le Japon comme une épice. L’imagination qui vagabonde, la sienne et la nôtre puisque le poète nous prend par la main.
Croître, grandir, il n’est question que de cela
dans l’univers. Et la plupart du temps, cela se
passe d’une façon bizarre.
Les savants ne disent pas « bizarre », ils
disent « non linéaire » ; une façon de parler
bizarre aussi. Comme si on disait « non
simple » ou « non jeune ».
Ito Naga est un astrophysicien qui a travaillé à la NASA et à l’Agence spatiale européenne. Il a publié quatre livres, tous à Cheyne. Le premier Je sais, le dernier Les Petits Vertiges. Un poète qui a été invité à la Semaine de la poésie, et qui a rencontré des détenus au Centre de détention de Riom.
L’Au-delà de nos âges, d’Albane Gellé
Un ensemble de poèmes qui nous propose un voyage de l’enfance au temps du vieil âge, de la vivacité de l’enfance à un temps de lenteur. Une écriture toute de délicatesse, que nous connaissons bien à cette poète.
Sur les doigts de nos mères,
de nos pères,
nous comptons,
pistes d’envol,
piochant des cartes sans hasard
la terre est bleue
et fait son bruit de grande roue
nous prenons tout notre temps.
…..
Le lit est trop petit
nous dessinons par terre
les montagnes de Chine
sourds au boucan qui tout autour
fait sa fanfare
les rivières continuent
de s’éloigner des sources.
…..
Des musiques d’antan
remontent leurs cours par les veines
nous lissons une jupe
et laissons s’installer
la vieille dame en noir
sur nos genoux décroisés
nous ajoutons une couverture.
Albane Gellé a publié une trentaine de livres chez différents éditeurs (Jacques Brémont, Cheyne, Esperluette…). Le dernier Eau, dans la collection Poèmes pour grandir, est sorti en 2020.
Une poète qui a été invitée à la Semaine de la poésie, qui a proposé un atelier d’écriture à notre public, et qui a rencontré des détenus au Centre de détention de Riom, notamment un été pour des ateliers d’écriture.
La collection 40 ans de Cheyne nous accompagne, nous lecteurs depuis des décennies mais aussi nouveaux lecteurs. Le choix nous permet de renouer avec des voix chaudes inscrites en nous et c’est un beau cadeau, comme celui de nous faire découvrir des auteurs. Gardons un regard multiple sur la poésie : ne nous laissons pas endormir dans nos habitudes, mais ne délaissons pas nos plaisirs connus. Tentez l’aventure de ces lectures, de l’une ou l’autre, suivant comme l’invitation vous ouvre une porte.
Six fois un format carnet d’une soixantaine de pages, pour 12 € chaque livre.
Nous pouvons lire et pour cela commander les livres, chez les libraires qui s’organisent ou auprès de l’éditeur, qui reste actif.
https://www.cheyne-editeur.com/index.php/contact
Les Lectures sous l’arbre avaient été repoussées de l’été à l’automne et c’est un arrêt en plein vol. Il faut trouver d’autres façons de rencontrer les poètes, d’échanger, de partager autour de la poésie et de la littérature contemporaine.
L’exposition, Sous les mains de qui aurait l’audace, Cheyne éditeur de poésie et typographe depuis 40 ans, a été conçue entre l’éditeur (Elsa Pallot et Benoît Reiss) et la bibliothèque Municipale de Lyon (Léa Groulet et Benoît Saugère). J’ai pu la voir en septembre quand les voyages étaient autorisés même si inquiets. L’exposition n’est actuellement plus visible du fait de la nouvelle période de confinement. Mais vous en aurez des extraits sur
https://www.bm-lyon.fr/expositions-en-ligne/cheyne-sous-les-mains-de-qui... sur le facebook de l’éditeur : https://www.facebook.com/Cheyneediteur/
Françoise LALOT, en partage depuis un confinement d’automne
Albane GELLÉ, Eau, 2020
par Françoise Lalot
Livre édité dans la collection Poèmes pour Grandir chez Cheyne éditeur, avec des illustrations de Marion Le Pennec
Albane Gellé a écrit cette série de poèmes en prose, une série de blocs de poésie, lors d’une résidence à Saint Brieuc. Elle avait travaillé avec d’autres artistes en résidence : des plasticiens, une danseuse, un chorégraphe, une journaliste, un musicien.
Sans surprise les blocs ont toujours l’eau pour thématique : l’eau salée ou l’eau douce, la pluie douce ou l’orage, l’eau des torrents ou l’eau dans les yeux, l’eau limpide ou l’eau qui est envahie de bouteilles plastiques…
Eau est-elle parfois personnage à l’intérieur de certains poèmes ? Ce texte nous laisse une part d’énigme que de jeunes lecteurs s’approprieront. Si ces enfants sont bien jeunes, un adulte pourra accompagner leur lecture, ou alors ces enfants sauront piocher les poèmes qui leur conviennent et délaisseront ceux qui sont trop éloignés d’eux. L’eau coulera et le poème prendra un autre tour des mois ou des années plus tard.
Voici trois poèmes/blocs, qui ne se suivent pas dans le livre.
Eau flaques d’eau, à sauter et s’éclabousser, bottes à pieds joints, eau pour les rires, pour les enfants, désaltérant les animaux, eau des balades en famille, dimanches d’hiver, eau ce qui reste des grandes averses de la veille.
Eau se souvient des grands massacres, des corps charriés et des flots rouges, eau effrayée, eau ses cristaux rapetissés, atrophiés, eau presque morte avec nos morts.
Eau la neige, eau des flocons, cristaux de l’eau enfin visibles dans la glace, eau un abri pour mille formes géométriques, chimie de l’eau, eau a encore tant de secrets.
Christiane VESCHAMBRE, dit la femme dit l’enfant, éditions Isabelle Sauvage, 2020
par Françoise Lalot
Deux voix s’interrogent, se répondent, s’accordent : la femme et l’enfant. S’agit-il de la même personne, à deux temps de la vie ? Je m’interroge encore. S’agit-il d’un récit autobiographique ? Ce n’est pas certain, même si les blessures semblent si réelles qu’on imagine l’auteure les ayant vécues ou perçues. On entend bien la présence de la mère de « la femme », et même de sa grand-mère, celle qui vivait dans La Maison de terre, livre paru en 2006 aux éditions Le Préau des collines.
Mais le livre m’a bousculée moi lectrice sur les expériences sociales, sur la place que le monde social nous attribue et nous fait vivre. C’est bien là qu’en tant que lectrice j’ai été attrapée, où mon émotion a vibré.
Christiane Veschambre le dit avec l’image des échasses, qui permettent peut-être de se situer dans l’Autre-monde. Elle continue jusqu’à cette interrogation : mais ai-je pu vivre dans l’Autre-monde, ou l’Autre-monde m’a-t-il fait croire que j’y vivais ?
J’entends cela très fort dans son livre… Mais chacun y entendra avec sa vie et sa filiation depuis des générations. À vous d’aller lire comment vous entendez dit la femme dit l’enfant.
Pour moi cet écrit croise Albert Camus, Le premier homme (Folio Gallimard / 2000), le projet de roman auquel il travaillait au moment de sa mort. La pauvreté de la famille de Camus y apparaît, dans un texte pour lequel l’aspect autobiographique aurait sans doute été atténué par l’écrivain. Il se trouve que je lisais ce livre quand dit la femme dit l’enfant m’est arrivé.
Un autre texte, Retour à Reims de Didier Eribon (Fayard / 2009 et Champs essais / 2018) croise ma lecture du texte de Christiane Veschambre. Didier Eribon y décrit comment il s’est coupé de sa famille pour accéder à l’Autre-monde de Christiane Veschambre.
Annie Ernaux est toute proche bien-sûr, avec ses romans et ses récits. Mais l’écriture de Christiane Veschambre m’attrape autrement. On est loin du roman avec ce texte, on est dans une exactitude du mot pour le mot, un puzzle construit avec tous les essais nécessaires au tableau final.
À vous de voir si dit la femme dit l’enfant fait parler en vous, ce ça qu’il fait parler en vous.
extrait page 45
j’écris. Pour ça : pour faire parler ça, pour donner de la langue à ça, qui n’a pas de nom, qui est comme le foyer très enfoui de combustion très lente, avec éruptions imprévisibles, qui tient au chaud ce que je dois écrire.
extrait page 69
Il faut que quelque chose frappe dans l’écriture, dit la femme, on n’écrit pas pour caresser, mais pour concasser. Concasser ce qui veut faire bloc, ce qui veut faire ordre, heurter la langue berceuse d’une pierre juste posée quand elle ne s’y attend pas en travers de son balancement.
Ce n’est pas théorique, dit la femme, c’est une morale. Ce n’est pas question de figures de style, de trouvailles, ça doit venir comme le poing serré, resserré autour de la langue qui file alors comme la lanière du fouet lorsqu’elle est libérée.
Ariane DREYFUS, Sophie ou la vie élastique, Le Castor Astral, 2020
par Françoise Lalot
Je retrouve la Sophie des Malheurs de Sophie de mon enfance. Le livre de la Comtesse de Ségur est sans doute sur une étagère de la maison, il me vient l’envie de m’y replonger en lisant Ariane Dreyfus. Son livre fait explicitement référence au film de Christophe Honoré, lui-même inspiré des romans de la Comtesse de Ségur. Je me souviens bien de la grande affiche annonçant le film, de l’envie de me rendre au cinéma, de préférence avec un enfant. Pas d’enfant sous la main, j’ai renoncé. Je vois bien en lisant Ariane Dreyfus aujourd’hui que j’aurais dû pousser la porte, même sans enfant caution.
Dans les poèmes d’Ariane Dreyfus comme chez la Comtesse de Ségur, Sophie est une enfant espiègle et frondeuse pour échapper à la mélancolie de la mère puis, au décès de celle-ci, à la dureté et à la violence de la belle-mère.
On retrouve les jeux innocents et la cruauté que nous connaissons tous, les petits poissons découpés avec le si joli couteau, la poupée de cire posée au soleil pour qu’elle ne soit pas trop pâle,... Pourtant dans les poèmes l’accent est mis non pas sur les expériences et tentatives de Sophie mais sur la solitude que l’enfant connaît et la manière de ne jamais sombrer dans la mélancolie qui a envahi la mère. Vivre, voilà ce qui pousse Sophie à expérimenter avec maladresse et rudesse notamment envers les animaux.
L’ensemble de poèmes d’Ariane Dreyfus pioche le concept d’initiation, dans la vie que l’enfance peut s’inventer malgré ou en marge des adultes qui pensent et décident. La vie que l’enfant peut s’inventer pour s’extraire du sentiment de solitude.
Le premier poème du livre :
SANS CRIER
L’aube, un pied nu,
Écarte le drap.
La peau morte de la nuit
Il fait froid sur la cheville
L’enfant réveillée y touche un os, une petite veine
Y vit sa vie
La fenêtre mal fermée
Fait que le rideau respire, sa couture danse debout
Créature pour qui veut
Pour celle qui se laisse glisser du lit
Sur ses jambes
*
J’hésite, je te regarde, chemin qui ouvre le parc
Tu es si pâle,
*
En deux, qui écarte le parc
J’hésite, je regarde
Un fil brille,
Fait se rejoindre les lèvres du sphinx
D’où l’araignée a glissé
Elle est tombée, elle est partie ?
Sophie regarde par terre, elle aimerait bien que la salive
Que l’animal donna à la statue continue
Personne ne veut se réveiller
De la mousse noire s’est mise entre les griffes
*
Les malheurs, les casser en petits morceaux
En trois, en quatre, tout de suite en dix
*
Le plaisir de courir sur le chemin crissant !
Nimrod, Petit éloge de la lumière nature, Obsidiane, 2020
par Françoise Lalot
Cet ensemble de six textes, alliant prose à poésie, rend hommage aux chemins, aux paysages, à l’eau du fleuve, aux flocons de neige,… La lumière emplit le cœur du poète. Nous sommes tour à tour en Europe et en Afrique, les deux cohabitent dans un même poème, une même sensation.
Nimrod s’est installé récemment dans notre région. Comment vivra-t-il la présence des chênes séculaires désormais proches de lui ? Comment ces arbres majestueux le renverront-ils aux arbres tout autant majestueux qui l’ont vu grandir en Afrique ? Que lui diront les oiseaux d’ici de son enfance Africaine ?
AU FIL DE L’EAU (extrait)
Ce matin se déploie une mer d’huile. Hier soir, elle était d’or et, là, elle est d’argent. Le reflet liquide de l’un et l’autre métal offrent à mon regard des moulures qui sont le produit d’une forge de maître. La Seine est d’autant plus belle qu’elle cache mal la menace qui se trame en ses profondeurs. J’habite aux premières loges du port de Rouen, car tel est le statut de cette ville du canton de Barentin nommé Duclair. Ainsi s’énonce la limite de son nom, car l’eau n’y a aucune chance de devenir claire : d’immenses minéraliers et tankers la remuent en permanence. Majestueuse sans devenir écrasante, sa surface est un long ruban moiré qu’un peintre géant ravive par des mouvements à peine perceptibles.
Mes ancêtres avaient moult termes pour traduire les frissons du fleuve, sa glaçure, ses frimas, son accalmie, son réchauffement, son attente, sa surdité, son écoute, sa nonchalance, son indifférence… Ils ne le personnifiaient en rien. Ils le considéraient juste comme un être vivant au même titre qu’eux. Sa puissance appelait de leur part une loyauté à toute épreuve. Aussi désapprouvaient-ils que les femmes et les enfants se baignent à toute heure du jour et de la nuit sans faire montre de quelque gravité. En conséquence, leur humeur se manifestait par des rappels à l’ordre bougons et maladroits.
…PETIT ÉLOGE DE LA NATURE
extrait page 13, puis page 17
Tu vois passer les oiseaux allusifs, l’envol du désir ou l’étreinte du seuil.
La plaine, tu l’occupes en bâillant, poreux à l’air, ton frère dans l’être.
Tu t’effaces, berger à qui l’on confierait par mégarde la défense du ciel.
*
Un froissé de paille, une bulle de son. Des êtres inquiets songent sous l’écorce. Ton pays de bois inaugure des lumières fossiles.
Valérie Rouzeau, Éphéméride (le temps passe et fait mes rides), éditions La Table ronde, 2020
par Sophie Brunet
À l'automne 2017, j'ai eu le désir de quelque chose de nouveau pour moi : réunir des textes variés - notes, fragments, lettres et courriels, traductions, commentaires, poèmes encore (et toujours !) ; constituer un recueil de «miscellanées». J'ai pensé à Pierre Reverdy, à Antoine Emaz. Je souhaitais quelque chose d'hybride sans trop savoir comment rassembler un tant soit peu de cette matière (ce «métier», eût dit Cesare Pavese) oui cette matière de vivre accumulée au fil du temps, et ce fil, par quel bout le saisir...
Valérie Rouzeau
Éphémérie, ce n'est pas un recueil de poèmes comme on l'imaginerait ! Petit dernier d'une bibliographie brillante, éclairante, riche et sensible, ce livre poétique de Valérie Rouzeau est en fait un recueil de notes tirées d'échanges épistolaires ou de courriels, mais aussi d'extraits piochés dans ses fidèles et indispensables carnets. Oui, Valérie fait partie de ces poètes toujours un carnet dans le sac ou dans les poches de ses chemisiers, celles juste près du coeur. Jolis carnets, carnets un peu cornés, carnets bien remplis... Valérie replonge aujourd'hui dans toute cette matière écrite, manuscrite, tapuscrite, et nous invite dans les coulissent d'une vie de poète avec ses rencontres, ses joies, ses déceptions, ses difficultés, ses colères...
Ceux qui connaissent Valérie savent sa mémoire incroyable des dates, des événements. Éphéméride, c'est tout ça à la fois. Des événements, des anecdotes, des clins d'oeil aux êtres chers, connus ou anonymes, poètes ou petites gens croisés ici et là, des poèmes,...
Chacun pourra y picorer à sa guise puisqu'elle s'empare et retranscrit "ses mots des autres", dans un désordre chronologique décomplexé. Le lecteur entre en proximité avec la poète, la découvre dans toute son authenticité, sans langue de bois ni faux-semblant.
Vous l'aurez compris, nous vous recommandons chaleureusement de découvrir Éphéméride, dernière publication de la GRANDE Valérie Rouzeau. Et bien sûr, nous attendons impatiemment la suite...
Marie HUOT, Le nom de ce qui ne dort pas, éditions Al Manar, 2020 - dessins de Bessompierre
par Sophie Brunet
4e de couverture
Le fleuve, la mémoire et la nuit ceinturent tour à tour la mort indicible, comme le sont toutes les morts. Une mort qui laisse de simples traces sur les chemins de farine ou de neige, à Colmar, Tchevengour ou ailleurs.
Et passent les corneilles.
Toujours avec délicatesse, tendresse et douceur, nous retrouvons Marie Huot, cette fois-ci dans l'épreuve du deuil, celui du père.
De jour comme de nuit, un voile noir s'est déposé sur son existence. L'auteur convoque sa mémoire, est à l'affût de tout ce qui pourrait lui parler de lui et l'apaiser. Ses nuits sont agitées, visitées et c'est parmi les voix, les éléments, les bêtes, un tas de bois sous la neige, un plateau d'asphodèles, qu'elle parvient à trouver son salut et à quitter le feuve noir.
Je souffle dans ma nuit pour faire de la nuit noire
un ballon lumineux
une légèreté
Ma nuit se gonfle
telle une jupe remplie de vent
Je souffle dans ma nuit éclairée
et je chante pour repousser le désarroi
Am stram gram pic et pic et colégram
Pic et pic
ma nuit-ballon se dégonfle
plus lourde qu'une pierre elle tombe dans ma bouche