Les éditions P.O.L en deuil
Source : Médiapart
On apprend ce 4 janvier la mort accidentelle, voilà deux jours aux Antilles, de l'éditeur Paul Otchakovsky-Laurens. Né en 1944, ayant créé sa propre maison, POL, en 1983, il faisait figure de père aubergiste et de contemporain capital.
La mort est un roman. Le même jour, mardi 2 janvier, disparaissaient deux éditeurs issus de cette pépinière des lettres – aujourd’hui insoupçonnée – que fut, au siècle dernier, Hachette : Bernard de Fallois et Paul Otchakovsky-Laurens. Le premier avait commencé en publiant chez Gallimard deux inédits inachevés de Proust au début des années 1950 (Jean Santeuil et Contre Sainte-Beuve), puis, après avoir mis le pied à l’étrier à Françoise Chandernagor, poussé Raymond Aron à rédiger ses Mémoires, convaincu Alain Peyrefitte de livrer son monumental C’était de Gaulle, il avait découvert Joël Dicker, auteur de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (2012). Bernard de Fallois avait 91 ans, sa fin était attendue.
Celle de Paul Otchakovsky-Laurens, tué dans un accident de la route sur l’île de Marie-Galante à la Guadeloupe, fait l’effet d’un arrachement, d’un vol arrêté, tant il avait, à 73 ans, la vie littéraire devant soi.
Il avait créé en 1983 sa propre maison – et maison propre – d’édition, en publiant deux auteurs aux destins on ne peut plus contrastés : Leslie Kaplan (Le Livre des ciels) et... Richard Millet (L’Invention du corps de saint Marc). Les éditions POL étaient nées, reprenant les initiales de Paul Otchakovsky-Laurens déjà utilisées pour sa collection chez Hachette, qui put s’enorgueillir d’avoir accouché sur le papier de La Vie mode d’emploi de Georges Perec (prix Médicis 1978).
Volant de ses propres ailes – même après être passé sous l’aile de Gallimard qui acquit 88 % du capital de POL en 2003 –, l’homme surplombait les lettres françaises avec ses airs de timide déterminé, ses fêlures retenues, sa tendresse bien tempérée, son attention intense et ses lignes de fuite éperdues...
Alchimiste avant d’être commerçant, il comptait sur ses auteurs à succès – Emmanuel Carrère aujourd’hui, Marguerite Duras hier, notamment avec La Douleur en 1985 – pour permettre, sans mettre l'entreprise en danger financier, l’existence de textes plus confidentiels (si vous ne connaissez pas Charles Juliet, précipitez-vous !). Une maison d’édition tenait pour lui des vases communicants – à rebours du « dogme » d’un Hervé de La Martinière, pour qui chaque livre se doit d’être rentable.
Tout en laissant chacun libre, tout en cultivant ses plages de solitude face aux manuscrits – vite remplacés par l’écran des liseuses électroniques –, Paul Otchakovsky-Laurens avait une mentalité de directeur de troupe : l’Ariane Mnouchkine de l’édition !
Il fallait le voir, lors d’un raout que sa maison organisait, passer d’un auteur à l’autre comme un chat heureux mais énigmatique : Christine Montalbetti, Jean Rolin, Marc Cholodenko, Emmanuelle Pagano, René Belletto et tant d’autres, souvent rétifs aux mondanités voire au monde, se rencontraient parfois, tels des papillons de nuit surpris de leur audace vadrouilleuse.
POL tenait alors à la fois du commando et de la colonie de vacances. À l’automne 2011, la maison Gallimard organisait un dîner pour le prix Goncourt attribué à L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni. Atmosphère compassée entre gens qui n’avaient rien à se dire sous le même toit : Richard Millet et Jean-Marie Laclavetine... Soudain, dans la pièce d’à côté, la vie s’engouffra : la vodka coulait à flots, les rires et les cris fusaient, la conversation rebondissait. C’était Paul Otchakovsky-Laurens et sa bande – au premier rang de laquelle un homme étonnant, qui tient les cordons de la bourse, répond au téléphone, accompagne les auteurs comme leur ombre, s’entremet en faveur des journalistes, ouvre les portes, éteint la lumière, est écouté du patron dont il est le discret alter ego, le frère, l’être sans doute aujourd’hui le plus éploré au monde : Jean-Paul Hirsch. Cette petite phalange de fondus des livres et de la vie fêtait le prix Renaudot, que venait pour sa part d’obtenir, en cet automne 2011, Emmanuel Carrère pour Limonov. La banquise côté Gallimard, le feu de Dieu côté POL.Tout cela n’allait pas sans dérapages tragico-courtelinesques : l’ex-femme d’Emmanuel Carrère, salariée de la maison, gorgée de souffrance, explosait plus que de raison, en des scènes que les conventions bourgeoises interdisent de mentionner lors d’un deuil et que nous mentionnons donc. Il y eut aussi la rupture avec des auteurs : Camille Laurens éjectée en 2007 après avoir accusé de plagiat Marie Darrieussecq et sommé leur éditeur commun, Paul Otchakovsky-Laurens, de choisir, d’arbitrer, de trancher, sous l’œil navré ou narquois d’un monde sans pitié, celui de la Rive gauche. Il y eut également le refus de cautionner plus avant les vaticinations antisémites nichées dans le Journal de Renaud Camus.
Fils d’un artiste peintre juif de Bessarabie ayant rejoint la France à pied selon la légende, Zelman Otchakovsky (1905-1944), terrassé par une crise cardiaque quand le petit Paul n’avait pas trois mois, le futur éditeur allait être élevé par une cousine de sa mère, dont il devait ajouter le patronyme à celui de son père : Berthe Laurens.
De son enfance, il a tiré un film documentaire en 2007 : Sablé-sur-Sarthe, Sarthe. Tous ceux qui ont écrit sur l’affaire Fillon auraient dû avoir pris connaissance d’un tel regard, au pouvoir d’évocation sans pareil, sur une ville de province propre à l’ennui et aux turpitudes. Paul Otchakovsky-Laurens s’y livrait, entre honnêteté poético-pudique et masochisme crypté. Le cinématographe devenait son moyen d’expression, qu’il avait emprunté à l’un de ses auteurs, Robert Bober (Quoi de neuf sur la guerre ?, Laissées-pour-compte...), le réalisateur longtemps complice de Pierre Dumayet à la télévision.
Dire ou ne pas dire, en usant du cinématographe. Paul Otchakovsy-Laurens venait de rééditer l’expérience, entre expérimentation et confession, avec Éditeur : thème et variations sur sa maison d’édition. Le père aubergiste se faisait entomologiste buñuelien. Il accomplissait, sans le savoir, un ultime tour de piste sur son monde : le monde qui l’avait créé, le monde qu’il avait créé.
Attentif à la naissance de Mediapart, ce démiurge arraché à la vie, et à tant de vies, oblige les siens à se poser une question cruciale toujours retardée : comment survivre à l’effacement d’un fondateur ?
Aujourd’hui, parmi tous les esseulés de la galaxie POL, nous avons demandé à l’écrivain Olivier Cadiot de nous expliquer, en quelques mots, qui était Paul Otchakovsky-Laurens. Voici sa réponse :
« Qui était-il ? Pour répondre, il faudrait un livre — on se rappelle le très beau Jérôme Lindon écrit par Jean Echenoz après la mort de son éditeur. Et surtout du temps pour l’écrire. Il faudrait essayer de comprendre comment il a réussi à rendre si magique, si désirable cette couverture frappée de ces initiales et du petit logo de Perec. Il faudra étudier la manière qu’il a eue d’accueillir dans sa maison un grand nombre d’auteurs sans les soumettre pour autant à une ligne ou un esprit. Il faudra faire un plan de cette maison, et découvrir les corridors secrets entre la poésie et le roman, la théorie et la fiction — on pouvait rester au grenier au chaud quelquefois, ce qui est un grand privilège. Il faudrait pouvoir réécouter ces innombrables conversations quotidiennes avec des auteurs si différents et admirer sa capacité à suivre les fils de chacun avec une énergie folle. »