|
Poème de Joël Bastard
PERSONNE AU BALCON
(Travail en cours)
Tu ne peux t’extraire de la chronologie. Tu regardes longuement sa peau, sans grain, si lisse. Sur un papier glacé, son corps, cette élégie qui longe les interlignes d’une phrase égoïste.
Mauvais élève tu ignores les riches consonances. La poésie ancienne revient te visiter. Tu la laisses venir à toi car tu es fatigué et aussi tu ne cherches plus à nourrir la cadence.
Tout est drame, les femmes et la disparition. Les insectes, bien sûr, la minute passée. Toutes les écritures, les Follain, les Sacré, les Penna, Bénézet et tous les poètes au fond !
Nous devons faire cinq strophes pour remplir ce balcon. C’est un plaisir ce soir de convoquer les rimes au banquet des secousses et du verbe conjugué. Tu dois reprendre un verre pour finir le blason.
Et ce n’est pas grand-chose, ma mère m’a tout donné. Les ballons, les pantoufles, les larmes d’un baiser. Tout redevient serein à la fin des années : L’amour absent, le vin, le temps, sa destinée.
|
|
Poème inédit Louis Dubost
Le degré héros de la lâcheté
On vit une période bien étrange : cette année, le « printemps des poètes », c’est aussi
le printemps du Covid-19 ! Et après avoir célébré le courage, on transforme en héros une
piétaille d’aide-soignant.e.s, infirmier.e.s et médecins-chef.fe.s qui depuis des mois, voire des
années, se sont insurgés contre la “casse” du service public de la santé. Insurrection foulée
aux pieds avec morgue et mépris.
Or, voilà que le pré carré de nos certitudes vire (putain de virus !) au cauchemar du
cercle vicieux, qu’on ne sait plus sur quel mur se cogner la tête ni à quel chagrin mesurer
notre peau. Les premiers de corvée en blouses blanches, ravalés à de simples “variables
d’ajustement” statistiques, se meurent de voir tous les jours mourir les victimes de la
pandémie et de mourir eux-mêmes à la tâche de « réparer le vivant »1. Aux confins de la vie,
la mort rappelle brutalement que le vivant ça existe et que ça a du sens.
Sans doute, faut-il en appeler au poète pour rafraîchir le sens des mots. « Soyons juste
: ce qui manque, le plus souvent, ce n’est pas le courage ; c’est un peu de lâcheté ».2 Le
courage et l’héroïsme se définissent par rapport à la peur, bien qu’ils témoignent d’une
approche quasi opposée. Être courageux, c’est spontanément faire montre de fermeté,
d’ardeur ou d’insensibilité face au danger, c’est le réflexe spectaculaire du “même pas peur”.
Tandis que l’étoffe du héros, c’est le tragique de la lâcheté : j’ai peur (« tu trembles,
carcasse… »3), mais je sais que j’ai peur et, tout bien réfléchi, j’y vais quand même parce que
c’est mon boulot, j’ai peur de ma peur et je me lâche jusqu’à bout de forces parce que c’est
ma vie, qu’elle n’a de sens qu’avec et pour les autres. Le héros n’est pas un surhomme, c’est
le quidam bien ordinaire, le lâche parmi les lâches, la singularité humaine à vif dans sa
lâcheté à l’état brut : un.e résistant.e de l’ombre qui s’entête, la peur nouée au ventre, à
sauver sa peau et celle des autres, qui s’interdit corps et âme le “laisser-aller laisser-faire”
résigné du cynisme comptable « un mort c’est une tragédie, un million de morts une
statistique »4. Finies les conneries statistiques !
Alors, courage ! Soyons lâches ! Restons planqués chez nous ! Après ? S’il y a un
après, nous serons peut-être en vie, c’est déjà ça.
Louis Dubost
(30/03/2020)
1 Maylis de Kerangal
2 Pierre Autin-Grenier
3 Turenne
4 Joseph Staline |
|
Poème inédit de Chantal Dupuy-Dunier
On ignore ses grands-parents,
on ignore son père, sa mère,
on ignore ses fils et ses filles.
On ignore ses amis,
on ignore ses voisins,
on ignore les autres.
On ignore les baisers,
on ignore les caresses.
On ignore une main dans une autre.
On ignore une bouche sur une autre.
On ignore les sexes,
on ignore les draps froissés,
on ignore les odeurs de l’amour.
On ignore le lever du soleil,
on ignore midi.
On ignore le coucher du soleil,
on ignore minuit.
On ignore le firmament,
on ignore la lune et les étoiles.
On ignore les herbes et les arbres.
On ignore une poignée de terre,
on ignore l’eau de la rivière,
On ignore les paroles du vent,
on ignore les orages.
On ignore la transparence de la neige,
on ignore le goût de la pluie.
On ignore l’arc-en-ciel.
On ignore les cloches qui tintent.
On ignore un chant d’oiseau,
on ignore le vêtement des pies.
On ignore l’écureuil bondissant.
On ignore l’échine du chien,
on ignore le regard du chat.
On ignore les primevères,
on ignore les pervenches légères.
On ignore le parfum chaud du lait,
on ignore la texture du pain.
On ignore le jus d’une pomme,
on ignore le sucre des confitures.
On ignore les places désertes,
on ignore la discrétion des rues.
On ignore l’allumeur de réverbères.
On ignore les trains absents.
On ignore le monde.
On ignore le réel,
on ignore les rêves.
On ignore les couleurs.
On ignore les notes.
On ignore les mots,
on ignore ce qu’ignorer veut dire.
On se souvient de la mort.
|
|
Hélène Lanscotte, poème inédit
DISTANCE 9
Il y a des villes au loin que je connais
Des rues, des immeubles, des maisons au loin que je connais
Et des êtres au loin que je connais
De très près.
DISTANCE 10
Et nous abandonnons nos futilités essentielles , nos rencontres de chairs, nos voix qui se touchent
Nous laissons derrière nous l’aller et le venir
En apnée de jours, en suspens de gestes doux
Tandis que les fleuves en courant continuent de se jeter dans la mer.
|
|
Dimitri Porcu, Seul en soi
Confiné enfin
A l’intérieur de soi-même
Vivre un temps avec l’absence des autres
Comme quotidiennement
Vivre avec nos morts de tous bords
Toujours présents
Bien plus présents souvent
Que certains vivants
Coupé des autres
Par force
On se rapproche de ses semblables
L'humanité coule par tous les pores de nos peaux
L'avenir coule en larmes rondes
Sur les joues encore fraiches d'hier
Humaniste survolté
Altruiste débordé
Optimiste distingué
Besoin des autres permanent
Et pourtant
Ne plus croire
Ne plus faire confiance
Ne plus espérer
Ne plus rien attendre
Pour moins de déception
Et pourtant
Continuer vaille que vaille
La conversation inachevée de l'Amour
La conversation saccadée de l'Émotion
La conversation devient virale
Et pourtant
La révolution s'improvise tous les jours
Demain
Demain s’espère
Aujourd'hui. |
|
JournalJardin de Lucien Suel
#JournalJardin 16/03/20 Première journée du jardinier retraité confiné dans le jardin sous un soleil radieux. Pose des bâches sur les tas de bois. Arasage des taupinières et ramassage des cailloux. Récolte des scaroles dans la serre. Plantation d’un rosier devant la tombe de Gus.
#JournalJardin 17/03/20 Réparations à la tonnelle dégradée par les tempêtes successives. Semis en bac des poivrons doux, Yolo Wonder et Corne de Boeuf. Ramassage du bois mort pour les barbecues, comme une course de vitesse avant que la végétation renaissante n’ait tout recouvert.
#JournalJardin 17/03/20 huit-uituit-huit — koui-koui-ki-kiki — kik — ki-ki-ki — tic — trrrt — tsih — tsip-tictictic — huit — tixtixtix — pink-pink — tchouc — srîh — trrrré — tèc — tch — tac — tsyp-tsiep — tsih-tsih-tsih — stî-î-stî-î-stî-î-stî-î-pisti — tsit — tsit-tec-tec — pitt
#JournalJardin 19/03/20 Sur le fond monotone des tourterelles, je reconnais les prises de solo tuit-tuit-tuit de la sittelle torchepot et le tsyp-tsiep en mode répétitif du pouillot véloce, tandis que je charge, transporte et vide les brouettes de compost sur la terre du potager.
#JournalJardin 21/03/20 L’hiver a été clément, on récolte encore en pleine terre carottes, panais et scaroles. La mâche est superbe et les poireaux n’ont pas été décimés. En revanche, l’essai de bêchage n’est pas concluant même à la fourche-bêche, la terre est bien trop collante.
Vous en voulez encore ? Cliquez ici !
|