#Poésie sur le net, mardi 17 mars 2020
Hélène Lanscotte
Paola Pigani
Ce qui dure
Travaille aux lèvres des apparences
Ce fruit dilaté
Ce qui dure
Patience
Toi témoin à la bouche d’encre
Dis sous la poussière
Énumère
Le pré la vigne le vent
Ce qui dure
Tu es venu en visiteur
Libre jusqu’à la fin des gestes
Un à un
Autour de ton sommeil
Espère et énumère
Sans altérer ton souffle
Il n’est pas loin le dénuement
Patience
Plus haut à l’ombre des ruines on verra
Un jardin un peu penché
Comme une consolation
Plus loin au plus fort du silence
On pourra habiter une maison
Sans bagage
Tu t'imposes le vide, ferme les yeux
Le quai de la gare s'emplit soudain
De silhouettes fantômes
Elles s'avancent vers toi
Sans bagage
À peine vêtues de chagrin et d'ivresse
Tu reconnais chacune d'entre elles
Mais elles passent sous tes yeux
Et regagnent leur nuit
Bien au delà de ta mémoire
Tu ne pourras jamais faire le vide
L'écriture commence là
Dans les salines de ton regard
Tourné vers l'intérieur.
D'autres poèmes à télécharger ici.
Laurence Vielle
mur / mur / dressé toujours / mur tendu / tendu vers
ciel / mur / toujours plus haut toujours plus dur / mur de
Babel mur univoque aux arêtes qui tranchent le ciel /
mur ô mur / mur de toile mur de pierre mur de plâtre ou
de craie / mur ô mur de paille de bois de tuiles / mur de
papier mur de plastic mur de tôle / ô mur mur entre ça et
ça entre là et là / mur entre toi et toi entre toi et moi /
mur pour se blottir / toi et moi toi et toi toi toi et toi et toi
contre mur / mur mur dressé toujours / mur qui abrite
mur qui protège / mur qui sépare mur qui cache / mur de
la honte mur des pleurs mur du son mur ô mur / mur de
l’Atlantique / mur de Constantinople et de Jérusalem /
mur de Berlin mur de Palestine et de Chine / mur mur ô
mur / mur de pisse de baises et de brèches mur de
flics / mur ô mur / murmure des fédérés et des
infédérés / murmures des prisonniers des prieurs des
fermiers généraux / murmures des fragiles et des
aliénés des malades et des noyés mer mur de la honte /
mur défensif et de séparation mur d’eau des vagues
scélérates / mur des graffitis ô mur mur de toutes les
pensées de toutes les libertés / mur qui cadre et qui
arrête / mur qui libère tous les oiseaux du monde quand
tu y dessines les lignes de ta quête / mur ô mur / mur
mur gravé mur sali mur des pourritures et des
mousses / mur des épines et des fleurs / mur des murs
des murs et des murs / mur des plantes grimpantes /
mur des visages perdus / mur des exécutions / mur ô
mur / je te dessine ô mur / je te suis mur / je me dresse
mur / je m’effondre mur / mur mur des tombes / mur des
bombes de toutes les destructions qu’on relève
toujours / mur des propriétés et des identités / mur des
viols mur mur ô mur / mur de beauté / je te parle mur / je
t’affiche je t’élargis je dénoue ta surface j’enlise tes
arêtes je te dévoile mur / j’habite ta matière j’organe ta
chair / je te tague te déplie te déplisse te déplace et te
froisse / je t’ouvre mur vers cela vers cela et cela / mur
de ronces mur de ruines mur de débâcles / mur des
trahisons murs des disparitions / mur ô mur / mur des
soubassements / mur sans assise / mur qui épouse les
accidents du sol / mur ô mur / je te fragile je te
démembre je te charpie je te rogne et te cogne je te
ronge mur / je te panse te lambeaux et te chair je te
peau te défrontière et te poussières je te cabane mur ô
mur / je te planche te branche et t’illégal / je t’sdf te
précarise je te tente te toile et te friche / mur ô mur / mur
d’ accueil mur d’écueil mur des papillons épinglés / mur
d’asile mur de repos mur de marbre mur de terre brique
des révolutions mur de toutes les matières / mur de
barbelés mur de cage je te grave mur / mur d’initiales et
de langues mur de tous les espoirs / mur ô mur / mur
des failles et des crevasses mur des plafonds et mur
des cathédrales / mur ô mur / je te salue je te prie t’en
prie et je te remercie / je t’envole te silence te détale et
te muraille / je te main pied poing je te ventre je
t’éventre te lacère t’ongle et te griffe te cartonne
t’effiloche te brindille et te souffle je t’espace te
labyrinthe je t’entaille et t’entraille / mur de balles mur de
boule et d’escale je te joue te déjoue / mur ô mur / mur à
nids mur à pêches mur à roses / mur d’appui mur
porteur / mur de pluie mur de livres / mur de cordes et d’
accords / mur à mur mur à mort mur amour / à mur / à
mort / amour / mur amour
Mon amour, je t’écris ces mots depuis un train à grande vitesse, le 24 octobre 2019, on vient de passer Arras, écoute-moi
Si on est dans une voiture sur le siège passager -devant à hauteur du rétroviseur, fenêtre ouverte- ou si l’on marche en plein air avec en main un miroir de poche, imagine alors mon amour qu’on a une pince à épiler dans son sac ou à portée de main, imagine qu’à ce moment-là le ciel est bleu et qu’il y a un nuage blanc juste au milieu du ciel, alors, avec la pince à épiler, tu saisis le minuscule nuage blanc dans le reflet du rétroviseur ou du miroir de poche et tu le déposes dans un sac (sauf si, d’un geste négligent, à peine attrapé, tu le froisses entre tes doigts). Le nuage ainsi saisi pourra servir de mouchoir, de coton doux, de mouton de poche ou de nuage. Nuage pour le lait ou pour la bruine nécessaire à tes soifs intérieures ou pour tes pensées. Ce qui marche pour le nuage blanc, mon amour, marche aussi pour les éoliennes qui pourront te servir, ainsi cueillies à la pince à épiler, de petit ventilateur ou de moulin à prières ou d’hélice pour ta tête pour que s’envolent tes pensées nuageuses ou pour te mener au septième ciel. A vrai dire, avec un miroir de poche et une pince à épiler, tu peux tout récolter. Le monde devient alors à portée de main et les papillons et les prairies et les fusées aussi. Et même les camions avec 39 personnes en train de se faire pétrifier, congeler; alors, en plus de tes yeux, du miroir et de la pince à épiler, il te faut une bonne oreille une oreille hyper attentive aux bruits du monde. Alors oui tu pourras entendre les 39 corps qui tentent de défoncer la porte épaisse du container réfrigérant, 39 personnes qui tentent de rejoindre l’Angleterre, 39 personnes qui fuient la misère la guerre et qui croient qu’une frontière, si elle sépare, est toujours une ligne à franchir; et tu pourras aussi attraper le conducteur en flagrant délit de congélation, d’assassinat délibéré, oui celui-là tu pourras l’attraper avec ta pince comme une mouche et l’épingler au mur. Et puis ouvrir la porte du camion et laisser partir 39 personnes ou bien juste les réchauffer dans le coton blanc nuageux ou avec d’autres couvertures très douces et les envoler au septième ciel avec les éoliennes épilées du paysage. Et puis hop le camion, dans le sac. Tout se range aisément dans un sac, mon amour. Toutes les constructions des hommes ou les constructions naturelles sont à taille humaine et même à très petite taille. Et l’on se prend à rêver d’un monde différent une fois qu’on l’a lavé et allégé de tout ce qui nous blesse, nous asphyxie, nous laisse sans voix, un monde que notre visage dévisage envisage réenvisage et viscéralement ravive, dans le courage de le regarder en face, au miroir qui s’ajuste à notre main, à notre coeur; le courage de fixer notre regard dans l’obscurité de l’époque et d’y plonger notre face et d’y percevoir la lumière, même si elle nous semble s’éloigner infiniment; le courage de regarder le monde dans ce miroir qui te fait dire, mon amour, « je suis parce que nous sommes, et si nous sommes je suis ».