Georges-Emmanuel CLANCIER
Georges-Emmanuel Clancier naît dans une famille issue, du côté paternel, d'artisans de Châlus et, côté maternel, d'ouvriers porcelainiers de Saint-Yrieix. Il fait ses études de 1919 à 1931 au lycée de Limoges, en classe de philosophie, interrompues par la maladie.Ayant découvert en 1930 la poésie moderne grâce à de jeunes professeurs, il commence à écrire poèmes et proses et, à partir de 1933, de collaborer à des revues, notamment Les Cahiers du Sud.
Poète et romancier, à part entière chaque fois, sans que l'une des orientations de son travail ne soit, comme il peut arriver, qu'un prolongement accessoire de l'autre, Georges-Emmanuel Clancier analyse dans La Poésie et ses environs ce qui distingue et rassemble ces deux formes de création : il y voit « les deux faces d'une même tentative ou tentation de l'homme de vaincre le temps, la mort, de susciter un objet qui les intègre et les dépasse ». Mais l'une et l'autre s'enracinent dans ce temps de façons toutes différentes. « Le roman, écrit-il, sauve la vie non pas en l'arrachant au temps mais, au contraire, en rendant sensible le mouvement du temps à travers une vie. » Complémentairement, « le poème est négation du temps, exaltation de l'instant rendu immobile et illimité, telle une image microscopique de l'éternité (...), qui ne cesse de jaillir hors du temps ou, plus exactement, au-dessus du temps, comme l'île est au-dessus de la mer ».
Si l'œuvre romanesque de Clancier est en effet placée sous le signe de la reconquête patiente du temps passé, c'est au contraire sous celui de l'instant que ses poèmes tenteront de reconnaître d'autres pouvoirs du langage. Lors de la publication de Terres de mémoire, il confiait son espoir « d'engager la poésie sur les routes en croix ou mieux : en étoile, du langage » c'est-à-dire, acceptant le risque de s'égarer en refusant ainsi une seule orientation, « de traquer et d'édifier le poème à tous les niveaux du langage ». Et à travers l' Oscillante parole, ce sont dans son œuvre plusieurs voix "qui composent sa voix" ou "qui parlent sa voix", qui se répondent, s'opposent, s'enchevêtrent, parmi lesquelles il serait possible de distinguer cinq niveaux ou mouvements essentiels.
« La poésie, pour moi, toujours se lie au souvenir », note Georges-Emmanuel Clancier. La première de ces voix pourrait être celle des Poèmes du Pain noir qui renvoient, dans plusieurs de ses recueils, au cycle romanesque dont ils reprennent le nom. Mais s'ils entreprennent bien eux aussi « d'arracher au jamais plus ce qui fut une fois », leurs invocations instantanées le réfractent différemment. En un rapport plus étroit et plus affectif encore aux êtres qui hantent le poète, qui demandent « justice et grâce par (sa) voix, / Juste la grâce qu'un monde fourbe (leur) vola », ces poèmes pourraient être qualifiés de « méta-romanesques ». S'inscrivant en marge du travail de l'écriture du roman, ils esquissent poétiquement la tragique leçon de sa promesse et de sa défaite, au mieux de sa « misérable victoire ».
Les poèmes d' Approches, selon le titre d'un autre des moments de Terres de mémoire, constitueraient un deuxième niveau perceptible dans l'œuvre de Georges-Emmanuel Clancier. Ils seraient plutôt des poèmes au-delà, mais aussi bien souvent en deçà, cette fois du poème lui-même. Poèmes-miroirs, placés souvent en tête des recueils, ils trouvent aussi naturellement leur place dans leurs dernières pages. De part et d'autre du poème, ils sont question sur sa naissance, sur l'énigme de son apparition, sur « la propre marche du poète vers son poème », la montée du langage à travers le silence ou plutôt « du silence à travers le langage », comme sur le sens de son projet : « Si les mots étaient empoisonnés (...) / Si le poème était le plus mortel mensonge » ?
En un troisième niveau, c'est au jeu du langage lui-même que le poète semblerait se confier. Ici, le poème se construit en variations à partir de ses premiers vers ou les enchaîne selon des ordres différents. Ailleurs, dans les courtes nouvelles poétiques d' Evidences, les images, prises au pied de la lettre, secrètent de fantastiques aventures. Ou bien encore Clancier, dans Le Poème hanté se donne d'invisibles contraintes, dirait-on à l'Oulipo dont, lié à Queneau, il connaît bien les travaux (il sera son invité d'honneur en 1975), mais purement poétiques et émotives : le filigrane des « mots de l'autre », d' « une parole antérieure et aimée », d'Apollinaire ou Gérard de Nerval, de Rutebeuf ou Villon. C'est donc de multiples façons qu'il tente d'entrer dans "l'organisation quasi végétale du langage", de suivre ces itinéraires que la chair sonore et visuelle des mots ouvre devant lui. Cette exploration du langage par le langage ne semble cependant qu'accompagner chez Clancier l'exploration du monde par le langage qui demeure son objectif, la première ne constituant qu'une des dimensions de la seconde.
Car c'est essentiellement comme Éveil perpétuel, titre de l'ultime mouvement de Terres de mémoire, qu'apparaît, en un quatrième niveau, la dimension majeure de la poésie de Clancier. Le langage se trouve ici le plus directement lancé à la rencontre des énigmes ou des évidences d'une Terre perpétuellement secrète. Poursuite obstinée, « traquant parmi rocs, algues, flaques, le mot, la trace », revanche sur l'inattention, l'usure des heures, les vains soucis de la vie perdue, l'instant poétique est ici celui d'une reconquête sur le fossé que le temps a creusé entre l'homme et le monde. Le langage est le front sur lequel une vie s'augmente en une vie nouvelle sans cesse fugitive : ouvrant au monde, levant le voile dont les habitudes l'ont recouvert, l'image est l'expérience spécifique où la vie, loin de se refléter, s'invente nouvellement. La parole poétique, explorant la sensation, lui donnant forme, la répercutant, l'étendant au-delà du sensible, permet enfin d'épeler la présence des choses, à travers les « inventaires » ou les « cadastres » des « maintenant » et des « ici » privilégiés, du Limousin natal à l'Alpe, de l'île atlantique à l'Aspre méditerranéen, et de « peut-être demeurer » le monde : de vivre, malgré la vie, un peu de cette “Vraie vie”, douce et fatale, qui donnerait à l'homme son Vrai visage.Georges-Emmanuel Clancier en 1987 à une exposition du peintre EudaldoMais cette Vraie vie demeure lointaine. « Homme de pouvoir et de profit, de ruse, de haine et de peur. / Homme de système, de mépris, de guerre, homme de mort, moisissure imbécile sur l'homme. / Au loin, la fête juste ». Les poèmes, enfin, que Clancier rassemble au centre d' Oscillante parole sous le nom de Poèmes de la honte, sont d'autres poèmes du Pain noir, étendus aux horizons de la terre. Le langage ici n'hésite pas à dénoncer, la parole blessée s'y affirme saccadée, serrée, cinglante protestation contre la bêtise et le crime, « l'empire de la haine », contre « la guerre faite à l'homme / Par la bête à tête d'homme ». Ces poèmes apparaîtraient comme la tentative de désigner l'inacceptable, ramener dans le champ de l'écriture poétique ce qu'elle a bien souvent oublié ou refoulé, la réalité de « l'infâmie que le monde rabâche ». Clancier ne cherche pas à en fuir la conscience et semblerait y désespérer de l'homme et du verbe si, en inscrivant ce désespoir, il n'en appelait encore à d'autres hommes, qui pourraient le partager.
Chez Clancier aujourd'hui à dénoncer, hier à sauver se conjuguent, comme le poème à venir et le poème naissant, le désir de la Vraie vie et le refus du crime. Chacun de ces chemins, dans la multiplicité de leurs liaisons, la complexité de leurs correspondances, renvoie le poète sur les autres, s'y prolonge et s'y métamorphose, en une partition où « les variations de thèmes, de timbres, de mouvements, concourent à édifier un seul être sonore dont la diversité externe procède d'une unique et même vibration ». Ainsi dans les mêmes poèmes de Passagers du temps les deux voix du récitatif et de stances plus brèves, en contre-point, ne cessent-elles d'alterner, ou dans Contre- Chants les célébrations terriennes et le cauchemar toujours renaissant des « tueurs chamarrés ». Refusant le monologue et entreprenant de ne se mutiler d'aucune de ses sources, c'est de toute la surface possible du langage que l'œuvre poétique de Clancier s'efforce ainsi de coïncider avec le monde, comme si les oscillations d'une parole enfin totale pouvaient seules déchiffrer dans L'Écriture des jours, cerner et capter à mesure les facettes ambiguës de l'énigme d'être et de n'être pas.
Légende d'un poète
Attristant le penser me vient
que si nos pensées tu vis
ce rêve est nôtre et non pas tien.
En moi résonne en vain l'appel
vers ton impossible présence
ô frère à jamais devenu
ermite ou page de la mort.
Mais non tu n'es que pages vives
d'une inquiète mélancolie,
ton ombre on dirait va sortir
de ces vers que ta voix murmure
au promenoir des deux amants.
Seule flâne encor ta mémoire.
N'est plus d'Iseult pour toi Tristan
dont le beau rime non plus
avec rires ou pleurs des belles
mais en secret avec le mythe
d'Orphée en lui-même changé,
en mot changé mon pauvre Orphée
même s'ils bruissent ou s'ils chantent
au fond du songe au fond du coeur.
De si loin nous parvient l'écho
d'un aveu lié à tes heures
de si loin d'au-delà néant
et déjà nous ne savons plus
quelle voix passe en votre voix
pour scander l'adieu des amants
"Car vivant d'une même vie
Ils meurent d'une même mort".