Sylvie FABRE G.
Pourquoi écrire ?
Nous sommes confrontés au mystère du monde et de l’être, à notre fragilité d’humains face à la beauté et à l’amour mais aussi à la violence, à l’horreur de la vie qui nous est donnée ou que nous nous forgeons. Nous sommes confrontés à la nature, au cosmos, au monde visible et invisible, au fini et à l’infini que nous sommes capables de comprendre ou de sentir, confrontés enfin à l’altérité et au divin.
Pour supporter cela, nous avons besoin d’une parole qui prenne en charge les évènements, les émotions, les visages et les images qui nous traversent, une parole qui crée le lien entre notre passé, notre présent et notre avenir, entre nous et les autres, entre l’ici et l’ailleurs.
L’homme est un être de langage, nous habitons tous une langue mais pour qu’elle advienne et nous fasse advenir, nous avons besoin de la créer sans cesse, d’en repousser les limites, d’en utiliser toutes les ressources pour pouvoir nommer, célébrer, magnifier, dénoncer, pleurer, comprendre, accueillir, refuser, en un mot exprimer.
Chacun d’entre nous a un espace singulier : un corps, une ou des origines, un pays, une langue qu’il lui faut conquérir pour s’unifier. Nous sommes le fruit de cette initiation et notre vie prend sens dans cette quête.
Ecrire, raconter notre histoire et celle des autres, c’est accéder à la présence, aux présences qui nous entourent, choses ou êtres, vivants ou morts et les faire exister. C’est mettre, à côté de notre vie, une autre vie qui l’éclaire, sans séparation.
Nous avons tous des expériences fondatrices qui nous poussent à la parole. Quelques-uns d’entre nous tracent les signes dans des livres. Pour ma part j’évoquerai trois expériences d’où s’origine peut-être cette venue à l’écriture et que je relate dans le récit, sorte de mythologie personnelle que je suis en train de faire.
Vers cinq ans, la découverte du pouvoir fabuleux des mots : un conte, déchiffré seule pour la première fois, me racontait une histoire qui me donnait une clef pour ce que j’étais en train de vivre. Je découvrais par-là même la liberté.
Vers huit-dix ans, l’expérience métaphysique du paysage et ce qu’elle provoque : le sentiment que les mots remuent en soi pour dire quelque chose qui déborde son propre être, qui englobe le Tout.
Vers dix-sept ans, la nécessité de comprendre ma propre histoire, d’infléchir la trajectoire de ma vie en luttant contre l’absence et la mutité, le désir aussi de réunir le vécu et le rêvé, d’accéder à une conscience qui soit continuité de consciences car notre destin s’il est singulier est aussi collectif. L’histoire, les histoires s’incarnent en notre histoire.
J’ai ainsi l’impression d’avoir compris très tôt, intuitivement, que l’écriture était une forme de réparation et qu’elle permettait de redonner à la vie son sens et sa lumière. Elle était une façon de vivre le possible dans cette circonférence de l’impossible qui est notre vraie frontière. Elle prenait la douleur, l’angoisse pour la transmuer, elle atteignait le cœur de la vie et sa pulsation : l’amour. Maintenant je sais que c’est aussi une façon de passer au-delà du désespoir.
As-tu pensé ton passage ici suffisant
frère humain qui as habité la douleur
avec endurance
risqué l’ivresse pour repousser la nuit
je te pense avec ma foi si faible
(luciole sur ma paume de fille
que tu faisais tomber jadis d’un coup de rire)
au bord du pire
ton rire toujours
quand ta gorge tranchait l’écorce
pour faire affluer le souffle
sur la route chaude encore
nos mots s’épaulaient hurlant à la sève
plus forts que la menace
courant leur espoir
seulement la maigre couronne des blés
sur ton front
et en côte à côte pulmonaire
la mort à venir
qui cherche sa victoire dans le corps.
Longtemps
tu as regardé
de très loin, de très près
sur tes photos la vie lumineuse
(consolation à la mesure de la perte ?)
il faut mourir, disais-tu, en homme
porteur de visages qu’on ne saura jamais
de mère et de père
d’enfants nés et à naître, de sœurs
de femmes aimées
rêve vécu, vécu rêvé
que ton dieu n’avait pas réussi à t’arracher
tu y voyais la lumière
que nous ne sommes pas
(que nous sommes ?)
entre présence et absence
tu souriais.
La certitude qu’il reste du non-dit
dans le poème
je charge la mémoire pour ne pas te trahir
frère, de vie effacé
mes mots sont à ta suite
ce que tu leur demandes est saut
vertige d’une qui reste au bord
où s’accomplit le geste inoubliable de ta main
(une fois dure toujours)
frappant ta tête
et les larmes alors ruisselaient sur tes joues
car tu ne comprenais pas
pourquoi
pourquoi me demandais-tu
je peux pleurer c’est tout.
Tu as hâté le pas
de peur en panique
de chutes en sommeils
une remontée de plus en plus vite
de l’espace et du temps
les sanglots t’avaient précédé
dans le chant du monde
d’où l’homme est issu
ton silence
fait.
Tu vois à la fenêtre les colombes, leur vol lent, mouvement aussi léger que celui de ton ongle sur la vitre givrée. Janvier bat son pouls glacé aux carreaux.
Tu as les doigts gourds des petits matins. Tes mains sont chargées de mots ramassés le long des chemins la nuit. Mots égarés de l’insomnie. Quelqu’un s’est couché dans ton sommeil. Sa misère agrandit la tienne. Deux corps étendus l’un sur l’autre, noir sur noir.
Ils ont dérivé sur la banquise. Le ciel a viré. Maintenant les flocons gardent une limpidité vide. Un volcan couve derrière le givre, l’hiver fond à ta fenêtre. Le bruit des sanglots ressemble à celui de ton ongle, il déchire la vitre.
Quelqu’un pleure, tu ne sais pas si c’est toi.
Nous ressemblons à ce qui fait monde, et non demeure.
Un lac, une main sont chapelles à nous recueillir, à res-
pirer la certitude, lieux et doigts dénoués noués dans la
rencontre de quelqu’un ou quelque chose.
Les eaux percent une clarté au creux d’abîmes qui
fondent la vie. L’amour s’y concentre et remonte veine
à veine, comme en convoi les collines, pour déployer la
part de l’être et de la terre au tremblé de la beauté.
De mineur en majeur le printemps mêle les réalités
sans effort. Dehors le monde, dedans un lac, une main
dans la captation nous promet demeure habitée.
Le lac glisse dans le soir, quelqu’un se penche pardes-
sus la barque, les cloches sonnent.Visage de Pâques : qui
n’est pas là est toujours là. Dans les replis de la vallée, sur
la crête des montagnes, son appel.
Il te détourne du silence. Le corps s’affine.Tu as vieilli.
Les alpages ne te donnent pas le sens de la marche, ils
coupent droit.Tu grimpes dans la peine du sommet.
Je me promène souvent dans les images
comme dans les villes. Elles sont lieux de
rencontre où l’on voit. Car chacun construit
sa propre histoire d’amour et de mort avec
celle des autres. J’entre en elles au hasard,
m’y installe, et tout peut commencer.
Celle qui n’était pas à la fenêtre me
rendait à l’inoubliable. Ombre sur le rivage
d’un temps, d’un lieu par-delà, dont je
n’avais rien connu et dont je savais tout.
Dans ma solitude, dans son invisibilité,
dans son souffle, dans mon regard, nous
Celle qui n’était pas à sa fenêtre
étions confondues. Elle me tendait la clef
de sa maison à la porte grande ouverte.
Nous y demeurions déjà ensemble pour
l’éternité.